L’école bâtarde

Camille°Circlude

ponctué des commentaires d’Axxenne, Enz@ Le Garrec, H·Alix Sanyas et Laurence Rassel

Camille Circlude actif·ve au sein de la collective Bye Bye Binary et du studio Kidnap Your Designer ancre ce texte dans sa pratique typographique de graphiste. Ses activités de transmission au sein de l’École de Recherche Graphique (erg) à Bruxelles et au-delà, lui permettent de développer un regard critique sur la pédagogie en écoles d’art. Par ailleurs, diplômé·e d’un Master de spécialisation en Études de genre, et accompagné·e des réflexions d’un certain nombre d’auteur·ices favorisant un retour réflexif sur les terrains du graphisme, de la typographie, de la pédagogie et des études de genre, ol publiera prochainement son mémoire de recherche déployant la notion de « post-binarisme politique » en lien avec la typographie aux Éditions B42 (automne 2023).

Cet essai tente de tisser des fils entre différentes expériences pédagogiques collectives, praxis, initiées à l’erg et au-delà (la participation à TRANS//BORDER, l’écriture du R.E.I.N.E., l’atelier Digital Non-Binaire, le programme Teaching To Transgress Toolbox et la collective Bye Bye Binary) ; d’en tirer des similitudes, des concordances, des patterns, d’en rendre visible/lisible le code source. Il s’agit de relater une trajectoire à la fois personnelle et collective dans le but d’en dégager les modes opératoires de pédagogies alternatives où les savoirs hégémoniques et les positions d’énonciation sont questionnés collectivement.

Savoirs situés

Le titre de ce texte L’école bâtarde fait écho au Manifeste de la langue bâtarde, résonne et se lit avec Élodie Petit. (Élodie Petit, Fiévreuse Plébéienne, Éditions du commun, 2022)

S’attarder sur la collective Bye Bye Binary (BBB) permet d’apporter un éclairage particulier par l’analyse de sa longévité, sa structure mouvante, sa non-centralisation, ses modes de fonctionnements, ses alliances, son autogestion, etc.

Bye Bye Binary 2018-2023

Bye Bye Binary (BBB) est une collective belgo-française, une expérimentation pédagogique, une communauté, un atelier de création typo·graphique variable, un réseau, une alliance. La collective, formée en novembre 2018 lors d’un workshop conjoint des ateliers de typographie de l’École de Recherche Graphique (erg) et La Cambre à Bruxelles, propose d’explorer de nouvelles formes graphiques et typographiques adaptées à la langue française, notamment la création de glyphes (lettres, ligatures, points médians, éléments de liaison ou de symbiose) prenant pour point de départ, terrain d’expérimentation et sujet de recherche le langage et l’écriture inclusive. En 2022, la collective publie une typothèque de fontes non-binaires avec un système d’encodage (QUNI) qui permet leur utilisation par un large public.

http://genderfluid.space/

Une invitation à annoter, relire, compléter, habiter, squatter, déconstruire ce texte a été formulée par Camille Circlude à cinq personnes engagées dans des pratiques pédagogiques et ayant partagé ces expériences, pour tenter d’élaborer un panorama multiplement situé. Axxenne, Félixe Kazi-Tani et H·Alix Sanyas tous·tes faisant partie de la collective Bye Bye Binary ; Enz@ Le Garrec ayant participé activement à la création du ·ClubMæd· et complice de longue date de plusieurs projets cités (TTTToolbox, Bingo Gggo, BBB) ; ainsi que Laurence Rassel qui occupe en ce moment la fonction de direction de l’erg. Un tel dispositif narratif choral permet de sortir du point de vue unique de l’auteur·ice et d’éclater le champ de vision. La trace de ces échanges est rendue possible grâce à l’utilisation de différents caractères typographiques ou couleurs au sein du texte permettant d’identifier les auteur·ices. 

H·Alix Sanyas :

H·Alix Sanyas est un·e graphiste & un·e artiste, engagé·e pour les luttes et les identités TPBG. C’est au cours d’un parcours complet en arts appliqués à Estienne de 2006 à 2011 qu’H. se spécialise en illustration scientifique autour des transidentités, et réalise OPÉ-TRANS, en collaboration avec l’association OUTrans, un projet portant sur les différentes opérations féminisantes et masculinisantes pour les personnes trans*. En 2012, iel intègre les Beaux-Arts de Paris, et poursuit ses recherches autour des affects queers, grâce au médium de la céramique, de l’installations et de la performances clubbée. En parallèle, H. répond à des commandes de design graphique, pour les milieux et les collaborateurices féministes — uniquement. Iel enseigne aujourd’hui le design graphique et éditorial, tout en poursuivant sa pratique transdisciplinaire. H. fait parti·e de la collective de recherches typo·graphiques inclusives Bye Bye Binary et a réalisé en 2021 son premier court-métrage : HERMAN@S (Les Adelphes). Iel écrit actuellement son prochain documentaire : BYE BYE BINARY & LA DRAMMAIRE FRANÇAISE.

Axxenne

Axxenne est designer-graphiste-performeuse. Ses luttes en tant que femme trans dépassent souvent les limites de son corps pour prendre place dans des affiches, des écrits et des espaces scéniques. Sortie d’école en 2018, elle travaille comme designer graphique depuis 2014 et continue de répondre à des commandes. On la retrouve aujourd’hui souvent à parler dans des micros, à prendre place, à tenter de faire rayonner les luttes. Axxenne est membre de la collective Bye Bye Binary depuis ses origines.

Enz@ Le Garrec

Enz@ Le Garrec (1997) est graphiste et typographe. Diplômé·e en juin 2022 des beaux‑arts de Besançon, après un passage aux beaux-arts de Lyon, ses principales préoccupations touchent aux études de genre, aux féminismes et aux écritures non‑binaires. En master, sa recherche s’oriente sur des questions de violences et de pédagogies queer en école d’art, notamment par la réédition et la traduction de textes, la création d’infokiosques ou de dispositifs de partage et d’arpentage. I·Elle travaille et milite au sein de collectives comme Bye Bye Binary et læ ·ClubMæd· pour une langue moins binaire et représentative de touz. I·Elle publie également une revue, Sans Corps, conçue comme un espace de récits et de paroles queer.

Laurence Rassel

Formée en arts visuels et pédagogie, Laurence Rassel poursuit une trajectoire interdisciplinaire allant des nouveaux médias à la direction d’une institution artistique.

Elle occupe aujourd’hui la fonction de direction de l’École de Recherche Graphique (erg) à Bruxelles où elle tend à rendre visible la structure, à redéfinir la notion d’autorité et à donner les moyens d’action au collectif. De 2010 à fin juin 2015, elle fut directrice de la Fundacio Antoni Tàpies à Barcelone, fondation créée dans le but de promouvoir l’art et la pensée contemporaine, et l’étude de l’œuvre d’Antoni Tàpies. Précédemment, à partir de 1998, elle fut, entre autres, responsable de Constant, une organisation sans but lucratif basée à Bruxelles. Constant connecte la pensée théorique, l’usage critique des nouvelles technologies, du comportement artistique et de questions politiques dans le réseau. À cette même période, elle fut coordinatrice de projets pour le centre de formation de femmes aux nouvelles technologies Interface3 à Bruxelles, dans le cadre du projet européen ADA de 2001 à 2006.

Pour penser plus loin avec Laurence : 

Agathe Boulanger, Signe Frederiksen, Jules Lagrange, Ce que Laurence Rassel nous fait faire, Paraguay Press, Les presses du réel, 2020.

Qu’ont donc en commun ces approches pédagogiques qui mérite de s’y attarder ? 

contexte d’émergence des projets collectifs : alliances et interstices

Si les projets cités ont pu émerger, c’est par une concordance de facteurs. Le premier de ces facteurs est sans aucun doute l’arrivée de Laurence Rassel à la direction de l’erg. Ma volonté de porter des projets sur les questions de genre au sein de l’école a de suite trouvé un écho auprès de Laurence qui m’a incitæ à ne pas rester isolæ, mais à travailler un réseau d’alliances possibles.

[H·Alix] La présence d’alliances, ne serait-ce — même — que partielles au sein d’établissements pédagogiques ou de formation est un point névralgique dans nos capacités, en tant que formateur·ices, à proposer des « enseignements », partages de savoirs mais aussi des espaces et d’invitations, trans*féministes. Un autre des enjeux majeurs de ces pédagogies est leur pérennisation, qui tient justement à des personnes occupant des espaces/places de pouvoir. À ces alliances incombent donc des responsabilités (multiples).

Sans alliances hiérarchiques au sein de l’institution, ces projets n’auraient sans doute jamais vu le jour. Ce réseau encouragé par Laurence Rassel a pris la forme d’un premier groupe de recherche tout d’abord informel mis en place avec Loraine Furter et Xavier Gorgol, Teaching To Transgress (en femmage à bell hooks), pour muter ensuite en un projet européen Erasmus +, TTTToolbox.  

Teaching To Transgress 2018-2021

En 2017, le groupe de recherche Teaching To Transgress* est créé. Il est une expérimentation sur les questions de genres, de post-colonialisme, de féminismes intersectionnels, queer et situés dans la pédagogie et la pratique des arts. D’octobre 2019 à juin 2021, Teaching To Transgress* se transforme en un programme Erasmus+ européen de deux ans pour les boursiers de l’erg Bruxelles (Belgique), de l’I.S.B.A. Besançon (France) et de Valand Academy, Université de Göteborg (Suède) : Teaching To Transgress Toolbox, programme de recherche et d’études sans crédit, axé sur la pédagogie critique, basé sur l’apprentissage mutuel et les pratiques de recherche collective. 

http://www.ttttoolbox.net/

Le facteur commun suivant est la construction des projets dans les marges de l’école, dans les interstices, en dehors du cursus, des crédits, des cotations et des jurys. Cela permet une grande autonomie et flexibilité mais, en même temps, demande une énergie et une disponibilité en dehors du cadres des heures de cours que ce soit pour les enseignant·es, les étudiant·es ou les participant·es. Je regrette qu’un seul de ces projets ait pu trouver sa place dans le cursus régulier, être inscrit dans la grille de cours octroyant des crédits : le module Digital Non-binaire déployé avec Stéphanie Vilayphiou où le concept d’(H)ac(k)tivisme* était proposé comme procédé de réflexion. La présence de ce module dans la grille officielle en tant que cours à part entière me semblait un signal important à conserver qui n’a malheureusement perduré que deux ans, dans un pôle de l’école qui a procédé à de nouveaux remaniements collectifs deux ans plus tard. 

Digital Non-Binaire

Alors que le pôle Média se restructure à l’erg en 2018 pour proposer une variété de nouveaux modules aux étudiant·es, la possibilité de créer un nouvel atelier avec Stéphanie Vilayphiou en combinant nos approches pédagogiques féministes et numériques, Digital Non-binaire voit le jour dans les interstices de cette reconfiguration. L’(H)ac(k)tivisme est proposé à l’étudiant·e comme procédé de réflexion de son propre travail ; qu’il soit conceptuel, réel ou virtuel, il s’agit d’adopter la philosophie du hacker. Applicable à tout travail et tout contexte, cette méthode permet d’ancrer sa pratique dans des questionnements contemporains avec une réelle vision et portée politique. 

https://wiki.erg.be/w/Digital_non-binaire

* « L’(H)ac(k)tivisme adhère à l’éthique du hacker. Ce n’est pas celle du blocage des machines mais de la surproduction/déplacement de sens. Du hack au logiciel libre, aux contenus libres, la hack attitude, pour s’insérer dans et questionner les dispositifs qui nous gouvernent, avec la conscience des formes que prennent ces dispositifs et la conscience de leur fonctionnement, les parcours sont multiples. Un geste politique sans forme n’aura pas de visibilité, une virtuosité technique sans l’intelligence du contexte n’aura pas d’efficacité ». 

Nathalie Magnan, « Art, Hack, Hacktivisme, culture jamming, médias tactiques », Art++, 2011.

Inclure un atelier à la grille horaire avec un intitulé clairement situé est également un acte politique de la part de l’école, pour ne plus marginaliser ces questions dans des projets éphémères, annexes ou secondaires, en marge du programme officiel. Plusieurs autres tentatives ont été menées pour intégrer un cours officiel sur la Typographie post-binaire structurellement dans le cursus – sans succès jusqu’à présent.

Il ne faut pas se leurrer, être en dehors des cases demande un travail de création de ses propres conditions d’existence qui est complètement invisibilisé. Pour mener à bien ces divers projets, il convient de remplir des dossiers de subsides, d’écrire des rapports, de ficeler des budgets, de jouer à l’équilibriste, de partager à plusieurs des bourses Erasmus d’une personne pour permettre à celle·ux qui n’ont pas accès à ces bourses d’être inclus·es dans les projets, de réclamer des frais de transports qui ont été avancés sur fonds propres, d’obtenir des défraiements dignes, etc. 

[H·Alix] Et que ceux-ci soient effectivement payés par les écoles : certaines expériences passées et actuelles de workshops ou de conférences proposées par des institutions, nous ont mis·es face à la précarité et la flexibilité (extrême) de nos statuts d’auto-entrepreneur·ses (statut par ailleurs délirant). Des retards de paiements courant de un à deux ans sont monnaie courante… nous démobilisant partiellement, nous éreintant assurément.

Ces projets n’ont pas le privilège d’un cadre donné et mis à disposition par l’école en termes de ressources humaines, moyens techniques et financement. L’institution qui ne place pas les pratiques marginales au cœur de son projet pédagogique recrache exsangues les enseignant·es militant·es porteur·ses de ces projets. I·els ne sont pas rares à trouver refuge dans une reconversion professionnelle. Et l’institution de recommencer la même mécanique avec d’autres.

[Laurence] J’ai pensé, va savoir pourquoi au Manifeste Anthropophage d’Oswald de Andrade, puis à Suely Rolnik qui « montre comment les structures de la subjectivité sont attaquées par le capitalisme financier, l’expérience anthropophage donnant naissance à la subjectivité d’un « peuple de zombies hyperactifs ». Elle se demande : « Comment réinvestir une anthropophagie positive et émanciper les subjectivités singulières ? Comment remettre le monde à l’œuvre ? » Bref, je voulais faire intervenir ici les zombies, en tant qu’institution je suis toujours interpellée, zombie que je suis et pourtant mortelle. Il est 22:45.

[Enz@] Je rebondis, pour ma part avec un petit article de Bourdieu (oui, au secours, encore lui) et Passeron où ils expliquent comment l’école est une machine à broyer les élèves pour les recracher encore plus fort derrière. Sans capital culturel, les élèves entrent dans une utopie où « tout le monde est égal », pour ensuite sortir violemment de ce système, sans pouvoir transformer leur situation initiale. Pour le dire autrement, les prolos sortent encore plus prolos si i·els n’ont pas un capital culturel en dehors de l’école. Plus ce capital culturel est élevé, plus l’ascenseur social fonctionne.

Habiter les marges, certes, mais des marges connectées les unes aux autres pour former de nouveaux centres. Les nombreuses interventions de Bye Bye Binary en écoles d’art en sont une belle illustration : erg / La Cambre, Bruxelles (BE), Campus Fonderie de l’Image, Paris (FR) ; ENSBA, Lyon (FR) ; Université de Nîmes (FR) ; Esac, Cambrai (FR) ; École Supérieure d’Art de Lorraine (FR) ; Ensba, Lyon (FR) ; École nationale supérieure d’art de Bourges (FR) ; ENSADE, Saint-Etienne (FR) ; isdaT, Toulouse (FR) ; Université de Nîmes (FR) ; HfG Karlsruhe (DE) ; etc. 

Dans la méthodologie de recherche de BBB, les workshops sont centraux. Ils démontrent que l’exploration des identités de genre est au cœur des préoccupations de nombreux·ses étudiant·es, directement concerné·es par ces questionnements et désireux·ses de déconstruitre le système hétéro-patriarcal qui étend généralement son influence dans les lieux d’apprentissage. 

Bye Bye Binary est régulièrement invitée par les étudiant·es elle·ux-mêmes pour animer un workshop ou donner une conférence. La collective est invitée dans les marges des programmes officiels, alors que le sujet est central pour certain·es étudiant·es qui intègrent la création de caractères typographiques post-binaires dans leurs projets de diplômes (!) et qui ne trouvent au sein de l’école aucun·e enseignant·e en mesure de suivre leur projet.

[Axxenne] À savoir que ces étudiant·es se retrouvent souvent confrontés aux freins institutionnels, les professeurs placés en position hiérarchiques supérieures (par l’ancienneté ou l’accompagnement des projets de diplômes) faisant usage sans réserve de leur domination pour forcer les étudiant·es à abandonner leurs projets ; sous couvert « d’objectiver », de « prendre du recul », de « s’éloigner de leurs sujets ». Il en résulte des projets de diplômes contraints, qui marquent déjà la place en devenir des identités marginales au sein de notre monde capitaliste ultra-libéral.

Ces différents projets typographiques dispersés géographiquement dans différentes écoles se connectent ensuite les uns aux autres pour former un réseau et trouvent leur place tantôt dans l’Inventaire des pratiques typographiques inclusives, non-binaires, post-binaires (https://typo-inclusive.net/inventaire) dans des formes parfois embryonnaires, tantôt sur la Typothèque de Bye Bye Binary (https://typotheque.genderfluid.space/) lorsqu’ils sont prêts à être diffusés et utilisés par un large public. Cette centralisation des pratiques dans un inventaire permet de visualiser l’ampleur du réseau et permet aux personnes qui traitent ces questions de ne plus être isolé·es dans un contexte encore hostile, particulièrement en France. La circulaire Blanquer qui interdit l’usage de l’écriture inclusive ou la proposition de loi qui vise à pénaliser par des amendes l’usage de l’écriture inclusive en sont autant d’exemples. 

Jean-Michel Blanquer, Règles de féminisation dans les actes administratifs, du ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports et les pratiques d’enseignement, 5 mai 2021 (https://www.education.gouv.fr/bo/21/Hebdo18/MENB2114203C.htm

Assemblée Nationale, Proposition de loi N° 4003, visant à interdire et à pénaliser l’usage de l’écriture inclusive dans les administrations publiques et les organismes en charge d’un service public ou bénéficiant de subventions publiques, 23 mars 2021. https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b4003_proposition-loi

[H·Alix] Dans un monde encore hostile aux questions, luttes, identités LGBTQI+, les écoles d’arts apparaissent comme des lieux-refuges pour les TPBG, et peut-être encore plus particulièrement hors des grandes villes, en province. Des lieux où déconstruire et où devenir, où se rencontrer et où fomenter. Où rêver à d’autres possibles, ouvrir des chemins de traverses, construire des vies vivables et en communauté. Les écoles d’art sont saisies par les queers comme des espaces de réparation.

L O V E.

[Enz@] Je rebondis ici aussi. Si les écoles d’art et de design peuvent offrir ou promettre ces espaces de refuge et de réparation, ces derniers se créent souvent (si ce n’est quasiment toujours) sans l’institution ou en tout cas en dehors de sa structure. Évidemment, et heureusement, il existe des espaces de résistances dans certaines écoles, certains cursus ou département artistique. Pour mon expérience, pour les trois écoles où j’ai pu étudier, à chaque fois c’était la douche froide et la désillusion. Se rendre compte, prendre conscience que malgré une apparente inclusivité, ou liberté, il règne dans sa structure les mêmes dynamiques d’oppressions et de dominations qu’ailleurs. Et je sais ne pas être la seule à faire ce constat à la sortie de l’école. On pourrait dire que cette promesse n’est que cosmétique et superficielle, et que les écoles d’art ne sont pas exemptes de cette hostilité. Les espaces de refuge se créent bien souvent entre étudiant·es, avec la complicité parfois de la poignée d’enseignant·es conscient·es de ce modèle.  

À l’erg, des expériences sont menées pour intégrer ces espaces dans la structure même de l’école, c’est tout l’enjeu du projet pédagogique porté par Laurence Rassel : agir sur la structure. Différentes initiatives portées collectivement comme le Safer place, le groupe de Justice réparatrice, la Cellule d’écoute ou encore la possibilité de recourir à l’aide d’une psychologue ont vu le jour ces dernières années. À un échelon institutionnel supérieur, la Cellule Safesa — dont le nom est la contraction des mots safe et ESA (Écoles Supérieures des Arts) — est née en octobre 2022. Elle est présente au sein de huit Écoles Supérieures des Arts bruxelloises (ARBA, CRB, ÉSAC, erg, INSAS, La Cambre, Le 75 et Saint-Luc). Elle soutient une culture du consentement et des espaces d’apprentissages safe (sécurisés et sécurisants).

Ces espaces ont en commun une prise en charge des « victimes », des personnes marginalisées ou isolées. Je me questionne beaucoup sur ce travail, cette charge, qui repose à nouveau sur les personnes opprimées et non sur les personnes privilégiées de ne se poser aucune question sur leurs comportements. C’est pourquoi, je milite à présent pour une prise en charge obligatoire et collective de l’ensemble des hommes-cis de l’école, qui, pour la plupart, sont passés complètement à côté des enjeux féministes contemporains. Ils sont à tous les endroits, dans tous les pôles. Ils invitent des membres de jury qu’ils aimeraient mettre dans leur lit. Ils n’en finissent pas de ne pas laisser leur place. Ils ont le privilège de ne pas se sentir concernés.

Bingo Gggo

Le projet Bingo Gggo issu du programme TTTToolbox s’est emparé de la stratégie de défense des bingos militants pour créer deux bingos comme outil de lutte et de pédagogie :

  • le bingo Décolonisons les écoles d’art sur les phrases racistes systémiques régulièrement prononcées en écoles d’art lors de jury, cours, etc. 
  • le bingo « J’aime pas l’écriture inclusive » dédié aux phrases systémiques contrant l’écriture inclusive, la typographie non-binaire et le language gender fucker. 

http://bingo.ttttoolbox.net/

Faire alliance dans un contexte hostile est le facteur qui permet au projet Bingo Gggo de voir le jour. 

À la différence du contexte belge, le contexte français est particulièrement hostile. La circulaire Blanquer du 5 mai 2021 ou encore celle du premier ministre Edouard Philippe du 21 novembre 2017  — qui « invite (…) à ne pas faire usage de l’écriture dite inclusive, qui désigne les pratiques rédactionnelles et typographiques visant à substituer à l’emploi du masculin, lorsqu’il est utilisé dans un sens générique, une graphie faisant ressortir l’existence d’une forme féminine » — légitiment des propos hostiles à l’encontre des chercheur·ses. Le bien connu « féminazi » a fait la une des journaux, mais il n’est pas le seul puisque j’ai pu moi-même entendre « vous agissez comme un commando » à l’erg ; on peut encore citer le collectif ISBASTA qui s’est vu traiter de « justice warriors » comme le rappelle Enz@ Le Garrec.

[Enz@] Il y a beaucoup à dire sur le sujet. Pour contextualiser, en septembre 2020, l’association Balance Ton École d’Art publie sur les réseaux sociaux des témoignages d’agressions sexistes et sexuelles, de viols, et de racismes, qui ont eu lieu dans l’école ou dont les auteur·ices sont membres de l’Institut Supérieur des Beaux-Arts de Besançon, le tout, à chaque fois couplé à un abus de pouvoir. Merci à elle·ux. I·Els vivent pendant plusieurs mois (si ce n’est encore aujourd’hui) un backlash médiatique et moral atroce, « mordant la main qui les a nourri ». Plusieurs enquêtes administratives actent la mise à pied du directeur pour dysfonctionnements graves, de long mois après. Au pénal ce sera classé sans suite, le procureur n’ayant « aucune certitude sur ce qu’il s’est passé ». Dans la foulée des dénonciations, de nombreuses AG ont lieu, avec un petit tiers des membres de l’Isba, tous statuts et positions confondues. L’institution sera inerte pendant des mois, et d’une lenteur extrême l’année qui suit. Nous nous organisons donc par nous-mêmes, dans l’urgence et à la place de l’institution drapée dans son inaction. À la suite de nombreuses AG publiques, une grande partie des membres de l’école ont exprimé le souhait qu’en plus des représentant·es et conseils déjà en place, une cellule ou un bureau se crée, et que cette entité puisse changer la donne de manière structurelle. Avec un groupe d’étudiant·es (nous serons 8), nous nous constituons ainsi en association, en toute transparence et accord lors de ces AG, pour prendre en charge ce rôle, et créons ainsi ISBASTA. Nous nous organisons pour transformer cette expérience en une chose réparatrice, prendre en charge les questions des discriminations dans l’école et surtout dans sa pédagogie. En dialogue avec tous·tes les acteur·ices de l’école nous tentons de mener divers actions : arpentages de textes, rédaction d’une charte équité, mise à jour (ou création à vrai dire) d’un protocole de signalement interne n’intimidant pas les victimes, organisation de workshops avec divers artistes concerné·es par ces questions, médiation entre les enseignant·es, les étudiant·es et l’administration, etc. Il s’agissait essentiellement de construire un cadre de care pour construire une école plus inclusive. Toutes nos propositions étaient organisées en AG publiques, auxquelles de nombreux·ses autres étudiant·es prenaient part, et toujours dans le dialogue. Évidemment, avec le backlash qu’on s’est pris et les échanges lunaires qu’y ont eu lieu avec l’administration et certains enseignants, nous n’avons pas pu faire aboutir les trois quarts de nos ambitions. À ce moment-là, l’école se divisait entre cet élan de personnes désireuses d’agir en profondeur (dont nous faisions partie) et une masse nébuleuse et conséquente de personnes inertes et déboussolées, attendant que l’orage passe. Très rapidement, plusieurs étudiant·es anonymes, avec le soutien de quelques professeurs, se sont efforcé·es de discréditer par divers moyens toutes nos propositions et notre position. Nous tentions de nous placer comme des interlocuteur·ices pédagogiques dans l’école, plusieurs d’entre nous ayant déjà expérimenté·es des pédagogies critiques et ayant des expériences militantes fortes. En effet, ça ne plait pas à tout le monde quand on pointe du doigts la merde dont i·els sont responsables ou complices. À la rentrée, tout de suite après les dénonciations, un enseignant a partagé dans ses cours un extrait de la deuxième partie de Ainsi parlait Zarathoustra, « Des tarentules », de Nietzsche. Accrochez-vous pour la suite ! Dans ce texte, Nietzsche compare « les prédicateurs de l’égalité » à des tarentules assoiffées de vengeance, qui se cachent dans des grottes sombres, attendant que leur proie soit prise dans leur toile. Pour ramener un peu de contexte (je ne suis pas spécialiste de Nietzsche, heureusement), ce « poème philosophique » (LOL) raconte la vie d’un prophète après la mort de Dieu. Zarathoustra c’est Nietzsche, ce poème c’est son évangile. Dedans, entre autres, il y prône la loi du plus fort comme « loi naturelle », une société aristocratique et dominée par l’homme bourgeois, le « surhomme », et il s’oppose à la démocratie car l’égalité des droits est une valeur de l’Église. Bref, je pense qu’on a déjà ravalé notre vomis à ce stade. Si dans le texte « Des tarentules », les prédicateurs de l’égalité sont les faibles selon sa loi naturelle (comprendre ici un spectre large de personnes qui ne font pas partie du CAC 40), dont il faut sauver l’homme de la vengeance (comprendre ici les aristocrates qui perdent des privilèges au profit d’une société démocratique), vous voyez la dérive venir dans le contexte de dénonciation de violences et d’agressions sexistes, sexuelles et racistes ? Dans le mille, il n’aura fallu qu’une lecture incomplète pour que les tarentules vengeresses, ce soit nous, les « féminazies ». Pour retourner le stigmate, et s’approprier la tarentule, nous avons dessiné un logo avec une version pixel d’une araignée de Louise Bourgeois, imprimée sur des stickers largement collés dans l’école. Cependant, pendant des mois nous avons vécu diverses intimidations et harcèlements moraux, se demandant chaque jour quel allait être notre lot de la journée. Des camarades ont été intimidé·es lors de leur bilan, leur travaux jugés trop politiques (comprendre trop « woke ») pour l’obtention de leur diplôme. Des ami·es se sont fait lyncher verbalement par d’autres étudiant·es, car « nous mettions l’école en danger de fermeture », car certain·es enseignant·es et personnels administratifs « quittent le navire par [notre] faute », impactant la qualité de l’enseignement, etc. Une page Instagram publiait des mèmes avec Spiderman comme personnage (la tarentule), mettant en cause la parole des victimes qui avait eu le courage de parler, nous moquant à chaque action que nous menions, ironisant sur la situation. Un collectif de soutien à l’ancien directeur s’est constitué, publiant une lettre ouverte sur internet, intitulée « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage », nous accusant de mener « une injustice orchestrée visant à évincer, discréditer et salir le directeur ». L’infokiosque que nous avions mis en place a été plusieurs fois vandalisé. Certain·es enseignant·es nous prenaient à partie entre deux portes car i·els n’aimaient pas « nos manières par mail », ou parce qu’ « on organise pas un workshop comme ça ». Pourtant, nous n’avons rien fait d’autre qu’organiser des workshops, des arpentages, des groupes de paroles et des AG, un infokiosque, rien de bien révolutionnaire ou radical pour une école d’art. Nous avons tenté de mener un dialogue constructif avec des personnes qui prônent la présomption d’innocence comme une philosophie de vie, qui « ne voit pas les couleurs [de peau] », qui « ne peuvent plus rien dire », qui de leur époque disaient « on se vexait pas pour ça » (on a coché toutes les cases du bingo). Rappelons ici que le point de départ de cette situation est une série d’ agressions sexistes, sexuelles, racistes, de viols et des abus de pouvoir. Leur vieux monde s’effondre sur lui-même et i·els se noient. C’est plus simple d’accuser les tarentules si l’école est en ruine, plutôt que nettoyer sa merde. Nous avons fait notre part de care avec l’institution, pas eux. 

Comme nous avons tenté de l’expliquer dans le projet Bingo Gggo, des pratiques qui sont minoritaires ne peuvent pas être considérées comme de la propagande dont la caractéristique est d’émaner d’un pouvoir dominant. 

déconstruction de la position d’apprenant·e

Aux antipodes de la relation maître-disciple encore fort présente dans certains champs artistiques, la pédagogie collective permet à toutes les personnes en présence d’apprendre des un·es et des autres et de déconstruire le mythe romantique du génie isolé détaché du reste de l’humanité.

Le mythe de l’artiste génie a été déconstruit dès 1971 par Linda Nochlin dans son article resté célèbre « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? » Plus récemment, en 2007, Fabienne Dumont et Séverine Sofio ont publié un article qui entrent en résonance avec Nochlin dans les Cahiers du genre (n°43) « Esquisse d’une épistémologie de la théorisation féministe en art ». 

J’ai pu observer une tendance à l’auto-invisibilisation des collectifs féministes, queer, trans-pédé-bi-gouines au profit de démarche collective (usage de la forme collective, collaborative, anonymat,etc.). Cette tendance vertueuse qui a pour but de mettre au centre le travail, la pratique, la démarche plutôt que les personnes, se retourne contre ces dernières dans l’espace médiatique ou de validation des savoirs encore trop peu enclins à ce type d’entité multiple et pour qui la personnification du débat reste un incontournable. 

Pour permettre aux démarches collectives de se réaliser, des temps d’échange sont aménagés, préparés, discutés, négociés. Il ne s’agit pas de gommer les hiérarchies inhérentes à la structure de l’école ni de prétendre à une parfaite horizontalité. Soyons clair·es, les enseignant·es ont un statut qui leur permet d’obtenir une rémunération alors que les étudiant·es s’acquittent d’un minerval qui leur octroie le droit d’attendre un retour de l’institution. Il n’y a rien d’horizontal là-dedans. 

[H·Alix] Les formations en apprentissage (CFA) de leur côté fabriquent un autre rapport à l’enseignement ; l’école peut devenir une fiction, où ce qui s’y joue « n’est pas la réalité », où une réalité hors-sol. Le terrain, c’est l’entreprise, et les demandes qui y sont faites, basées sur des contrats d’apprentissages, dont les rémunérations et les rendus varient d’un·e étudiant·e à l’autre. Pas d’horizontalité ici, non plus.

C’est donc aux enseignant·es que le travail d’organisation et de care de ces pratiques collectives revient : préparer les espaces, convier les personnes, relancer les invitations, envoyer les documents, s’assurer que les personnes indispensables au projet puissent être présentes dans de bonnes conditions d’accueil. Le concept d’horizontalité est parfois utilisé à tort et à travers par des personnes en situation de privilèges qui tirent alors profits des savoirs des plus marginalisé·es. J’ai moi-même été engagé·e à l’erg sous couvert d’horizontalité pour bien me rendre compte, une dizaine d’années plus tard, que cette prétendue horizontalité n’existait pas, puisqu’il me semble atteindre aujourd’hui le plafond de verre de l’établissement où j’enseigne. 

[Laurence] 22:48, qu’est-ce que je fais là, ici? Faire ressentir les structures, les contraintes, la loi, la rendre visible ne la rend pas plus douce et t’en rends participante. 22:50.

C’est vrai qu’il y a une grande douleur à prendre conscience des inégalités, qui chez moi provoque ensuite une colère, une rage. En même temps, je suis aussi très reconnaissante envers les personnes qui permettent de rendre visible ces mécanismes de pouvoir, qui reçoivent toute ma gratitude, tout mon love. C’est tout ton travail à l’erg : ouvrir les budgets, proposer des groupes de travail, rendre visible les structures qui nous tordent.

Moi-même formæ par ce système, je me dois de rester vigilant·e à mes propres comportements, je suis aussi parfois tenté·e de reproduire certaines dominations. Je remercie alors mes adelphes de m’éclairer quand c’est nécessaire. Par exemple, lors de la préparation du premier workshop Bye Bye Binary, nous avons dû repousser une première fois sa tenue, car nous n’avions pas les ressources financières pour l’organiser dans des conditions décentes d’accueil. Alors que je souhaitais l’organiser malgré tout, tellement impatient·e de lancer la recherche, sans moyens financiers, pour le plaisir de dessiner ensemble, Loraine Furter a lourdement insisté pour que toutes les personnes facilitateur·ices puissent être rémunéré·es correctement, ce qui nous a finalement poussé·es à déposer une demande de subsides, que nous avons obtenus de la part de l’Égalité des chances de la Fédération-Wallonie Bruxelles. Cela nous a demandé plus d’énergie et de temps, mais a permis de construire les bases saines de la collective en ouvrant les budgets et rémunérations à tous·tes dès le départ.

Lorsque nous nous retrouvons pour la première fois autour du sujet « Des imaginaires possibles autour d’une typographie inclusive », nous réalisons très vite que la nouveauté du sujet nous place tous·tes en position d’apprenant·es, ce qui change immédiatement les rapports pédagogiques entre nous. Nous avons également immédiatement conscience que nous travaillons là à un vaste chantier qui se prolongera sans doute au-delà de nos existences terrestres. Pour déconstruire les rapports pédagogiques, nous initions ce premier workshop à neuf facilitateur·ices et nous organisons des temps de paroles éclatés sur les trois jours avec aussi des moments de paroles libres pour les participant·es. De ces moments d’échange nous apprenons tous·tes les un·es des autres. Pour les interventions de BBB en écoles d’art qui se sont déroulées ensuite, nous essayons de toujours être à minima deux personnes de la collective, plus si le budget le permet, et d’opérer des rotations dans les équipes en fonction des disponibilités de chacun·e.

[H·Alix] Dans le militantisme, les activistes se positionnent de façon spontanée sur les rôles où iels auront le plus de « qualité » (pour éviter de parler de compétences). Ces qualités sont souvent pragmatiques, utiles à la communauté, et faites d’affinités multiples. Les savoirs sont quant à eux, souvent des savoirs circulants, qui prennent l’espace, la forme, de la parole, de l’oralisation ; actions, manifestes, cooptations, organisations, sont de longs temps d’échanges, de discussions, de débats, voire parfois de désaccords, d’oppositions jusqu’à trouver des compromis. Ou pas. Je dis souvent que BBB est l’expérience militante la plus incroyable que j’ai jamais vécue ; militante parce qu’elle repose sur des fonctionnements très similaires à ceux des espaces et des groupes activistes et incroyable, parce qu’elle est la plus longue que j’ai traversée, sans turnover incessant et intestins. J’identifie régulièrement que le faire change peut-être la donne au sein de la collective ; que nous sommes toujours dans des pratiques d’agency et non, seulement de théorie. La théorie est d’ailleurs empirique, plusieurs membres écrivent souvent a posteriori des expériences et des pratiques. Les formes produites par la collective sont souvent soumises à notre propre regard, et de l’observation, naissent des considérations.

se donner du legit

Un certain nombre de personnes actives dans les marges du système hétéropatriarcal hégémonique peuvent développer ce qu’on appelle le « syndrome de l’imposteur·ice ». N’ayant pas été éduqué·es dans un système qui valorise leurs paroles (contrairement aux hommes-cis dont la moindre réalisation est valorisée et ce dès la petite enfance), les personnes FINTA (female, intersex, non-binary, trans, agender) développent parfois un manque de légitimité pour intervenir, parler, écrire, valoriser leurs travaux. Au sein des différentes expériences pédagogiques vécues, j’ai pu ressentir très fort ce manque de légitimité, de moi-même, mais aussi de mes comparses, ce qui peut engendrer une stagnation des travaux. Une fois ce mécanisme identifié, j’ai veillé à être particulièrement attentif·ve à donner du legit aux autres si nécessaire (par des encouragements, des retours critiques construits, des invitations à participer à certaines initiatives), mais aussi à ne pas hésiter à en demander lorsque je me retrouvais dans des positions vacillantes. Se donner du legit les unls aux autres de façon consciente est devenu une très grande force qui permet aux travaux d’avancer tout en embrassant ses doutes.

déconstruction des corpus

Les différents projets évoqués ici ont aussi en commun de travailler à la déconstruction des corpus, à l’introduction dans les cursus d’apprentissage d’autres champs de références. Cela demande un travail de recherche plus approfondi, du temps et de l’énergie pour sortir du système occidental cis-blanc-hétéro qui nous a nous-mêmes formé·es en tant qu’enseignanls. Malheureusement, aucune formation continue — ou plutôt déconstruction continue — de corpus n’est attendue du corps enseignant qui a une sacrée tendance à reproduire sans cesse les mêmes schémas de validation. 

« Lorsque l’auteur s’identifie comme homme, cisgenre, hétérosexuel et blanc, les livres seront déplacés dans les archives, pour rappeler, d’une part, qu’il s’agit d’un point de vue parmi d’autres, d’autre part, que ce dernier est hégémonique. Une page d’avertissement devra être inclue dans chaque ouvrage quand les lecteur.ice.s souhaiteront consulter les dites œuvres. » (R.E.I.N.E)

Voilà qui était un des moteurs de la fabulation créée collectivement autour du règlement des études de l’erg en 2018. Nommé le R.E.I.N.E, pour remplacer le R.O.I (Règlement d’Ordre Intérieur), ce texte écrit à plusieurs mains simule la forme d’un document officiel prétendument écrit par la direction où les  rapports de pouvoir auraient été renversés. Diffusé à l’ensemble de l’école avec la complicité de Laurence Rassel, ce document questionne, sème le trouble et permet de mettre en lumière les privilèges reproduits systématiquement dans le contexte d’une école d’art. Les réactions occasionnées par la crainte de la perte de privilèges de certains collègues ont bien démontré la persistance et l’ancrage de ceux-ci.

Le R.E.I.N.E, 2018

Fabulation collective autour du règlement des études avec la complicité de Laurence Rassel qui diffuse à l’ensemble de l’erg ce texte écrit collectivement et mis en page avec les codes graphiques empruntés à l’administration. Cet envoi est accompagné d’une invitation à une assemblée générale.

Ressources : https://www.design-research.be/resources/Erg_lereine_version270318.pdf

[Axxenne] « Les stratégies actuelles les plus communes mises en place dans les écoles pour répondre à cette injustice sont, au mieux, insatisfaisantes, et au pire, dangereuses. Ce problème ne sera pas résolu au bout d’une heure ou même d’une journée de formation pendant lesquelles les équipes éducatives cisgenres vont faire candidement confession de leurs privilèges de personnes cisgenres et apprendre le vocabulaire approprié ainsi que les habitudes à prendre. C’est un travail constant. Le problème ne sera pas résolu en demandant aux étudianx d’énoncer leurs préférences de pronom en début d’année scolaire. »

Harper Benjamin Keenan, Unscripting Curriculum: Toward a Critical Trans Pedagogy [traduction française : Axxenne, 2023], Stanford University, 2017.

détournement des moyens de production

Plusieurs membres de la collective BBB enseignent dans des écoles d’art et utilisent les moyens de leurs positions pour faire avancer les travaux (organisation de workshop, conférences, ateliers, etc.) et détourner certains moyens de production (reproduction de fanzine, impressions à la dérobée, etc.) presque dans une perspective marxiste. 

Plus sur cette question : Kate Eichhorn, Adjusted Margin: Xerography, Art, and Activism in the Late Twentieth Century, MIT Press, 2016, et Elisabeth Lebovici, Ce que le sida m’a fait – Art et activisme à la fin du XXe siècle, Jrp|Ringier, Lectures Maison Rouge, 2017.

résistance à l’évaluation

Ma pratique pédagogique est empirique, basée sur les expériences vécues. Je me base sur ce que j’ai moi-même reçu d’intéressant, de satisfaisant lors de mon parcours d’étudiant·e, notamment la pédagogie expérimentée avec Eric Van den Berg dans son atelier de graphisme à Saint-Luc, à Liège.  Cet atelier avait une particularité, il n’était pas évalué comme les autres. Exit les notes reçues sans dialogue, tombées du ciel. Eric Van den Berg pour répondre à ce qu’il nomme son « objection de conscience à la notation » expérimente avec ses étudiant·es, différents systèmes d’évaluation – de l’auto-évaluation à l’évaluation collective – qu’il dispensera ensuite dans le programme de l’agrégation de l’enseignement secondaire supérieur (AESS) de l’ESA Saint-Luc de Liège, Didactique des arts plastiques visuels et de l’espace. Il revient sur sa pratique d’évaluation dans le texte « Evaluer et apprendre, l’un dans l’autre » publié dans la revue, TRACeS de ChanGements en 2007. https://vdbdidactiqueartsplastiques.wordpress.com/evaluer-et-apprendre-lun-dans-lautre/

Ces expérimentations pédagogiques, dont nous étions les cobayes, m’ont insufflé le sens de la contestation du système pédagogique habituellement pratiqué en école d’art, la remise en question de ces principes transmis et la possibilité de création autour des pratiques pédagogiques. C’est ce que je tente de déployer à l’erg où depuis plusieurs années je ne note plus les travaux de ma seule initiative. 

En faisant de ce passage obligé — l’erg fait partie du cercle des ESA (Écoles Supérieures des Arts) et se doit, suivant le cadre légal, de remettre des notations sur 20 pour chaque atelier pour la validation de crédits qui permettent l’obtention d’un diplôme — plutôt une expérience collective, une expérimentation pédagogique concertée avec les étudiant·es, nous tentons de résister ensemble à l’évaluation hégémonique. 

appel à participation

La particularité des différents projets pédagogiques détaillés ici est sans doute la possibilité de se choisir. Les groupes se sont constitués à chaque fois sur base d’appels à candidatures. Ces appels à candidatures permettent de constituer des groupes d’intérêts communs et surtout de donner accès aux projets à des personnes qui ne sont initialement pas incluses. Le protocole d’appel à candidature permet également d’éviter la cooptation, l’entre-soi. La cooptation, qui consiste à inclure un nouveau membre par ceux qui en font déjà partie, est un système de reproduction de privilèges.

sortir de l’école

Alors que plusieurs membres de la collective BBB enseignent dans des écoles d’art (erg, La Cambre, Esadse Saint-Etienne, Campus Fonderie de l’Image, etc.), la volonté de ne pas situer cette proposition à l’intérieur même d’une institution a toujours été défendue. Bien que la tenue du premier workshop Bye Bye Binary fut portée par l’erg et La Cambre, c’est un lieu indépendant des écoles, telle la bibliothèque féministe RoSa, qui a été choisi par l’équipe. Se situer physiquement en dehors de l’école permet d’éviter toute récupération institutionnelle ; alors que, simultanément, d’autres personnes employées de ces mêmes institutions soutiennent des positions anti-écriture inclusive. Le projet se veut avant tout porté par des individus en marge dans leurs propres institutions.

Les relations que la collective entretient avec les institutions peuvent être définies d’alliances partielles, dans le sens entendu par Haraway : nous nous allions pour des besoins spécifiques dans des conditions spécifiques, sans pour autant embrasser l’ensemble des positions des partenaires.

Cette notion d’alliances partielles m’a été insufflée par Reine Prat, alors que nous participions avec un groupe d’étudiant·es de l’erg au projet TRANS//BORDER en femmage à Nathalie Magnan à Marseille. Il s’agissait de dealer avec une institution aussi importante que le Mucem, entre autres de proposer des contenus post-porn dans l’enceinte du musée.

TRANS//BORDER, Nathalie Magnan, 2018

Participation d’une vingtaine d’étudiant·es, sous l’invitation de Reine Prat, aux journées Trans//Border au Mucem en femmage à Nathalie Magnan. Réunixs autour, et dans l’antre, d’une installation collective, les étudiant·es de l’erg interrogent les frontières du genre. Des tutos au porno, de lectures performées à la vidéo manifeste, les différentes propositions réunies questionnent l’identité de genre, ses représentations sur Internet, le rapport à la pornographie, à la sorcellerie ou encore à la récupération des luttes et les dérives commerciales.

« Le fait de devoir parfois accepter de passer par une position qui nous met en contradiction, et parfois même de faire alliance avec l’ennemi, avec la posture qui nous est le plus antipathique, qui nous compromet dans les trahisons, ce sont là, souligne Haraway, les connections partielles. » 

Vinciane Despret, « En finir avec l’innocence – Dialogue avec Isabelle Stengers et Donna Haraway », dans Elsa Dorlin, Eva Rodriguez (dir.), Penser avec Donna Haraway, Paris, Presses Universitaires de France, 2012, p. 23-45.

Pour Bye Bye Binary, loin de faire alliance avec l’ennemi (ce que nous n’accepterons pas), il s’agit plutôt d’un échange de bons procédés. L’institution est en mesure d’afficher une vision qu’elle emprunte, dont elle se saisit ; alors que la collective fait usage des moyens de production et d’existence de l’institution. Il s’agit de la part des personnes marginalisées de récupérer leur dû (reclaim) et des institutions de « rendre l’argent ». 

C’est grâce à des connecteur·ices, des agent·es doubles, qui ont un pied dedans un pied dehors — entre autres — que certaines pratiques passent « de la marge au centre » (bell hooks, Feminist Theory: From Margin to Center, 1984). Dans les rangs des agent·es doubles, on peut compter sur les enseignant·es en écoles d’art qui utilisent leur position pivot pour faire avancer les travaux (par l’organisation de conférences, workshops, expositions) ; ou encore des chercheur·ses qui écrivent — ce à quoi je m’emploie en ce moment — en vue de l’archivage, la médiation et la curation des travaux. 

***

En guise de conclusion, changer le monde, n’est-ce pas au final le propre de la pédagogie critique ?

Développer la capacité de déconstruire les inégalités qui nous entourent.

Les mécanismes déployés ici, par ces expériences, sont des outils qui permettent d’atteindre cette visée, ou du moins de tenter de le faire. Nous° ne pourrons pas dire que nous n’avons pas essayé.

[Laurence] 22:54 

« Nous voulions changer le monde, et nous n’avons changé que nous-mêmes.
– Et qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ?
– Rien, si nous ne regardons pas le monde ! » 

Todd Haynes, Velvet Goldmine, 1998.