L’Amour & la violence. La recherche campe, la recherche manifeste

Par Felixe Kazi-Tani

Qu’est-ce que faire équipe ?

Comment entendre les voix des chercheureuses quand habituellement, on ne fait que lire leurs mots ?

Est-ce que camper avec ses profs ? avec ses étudiant·es ? c’est un cadre de recherche ?

Est-ce que les enseignements du féminisme permettent de briser suffisamment de barreaux aux échelles hiérarchiques pour autoriser des coalitions temporaires et des retournements ?

1 – Enseigner et chercher à la première personne

Voilà le début. Læ prof qui dit je. Læ chercheureuse qui dit je. Comme tout le monde. Et sans que ça empêche tout à fait la recherche de dire ce qui est vrai, de ce qui est objectif. Læ prof/chercheureuse qui dit aussi : je n’y arrive pas seul·e. Qui dit aussi : plus ma fonction institutionnelle me désigne comme centre, plus je sais que je suis à côté. Le début c’est : j’ai des doutes sur ce que je suis en train de faire, faire de la recherche en design en France, ça ne tombe pas sous le sens, le cadre et les attendus sont difficiles à saisir, écrire un article ce n’est pas ce qu’un·e designer est sensé·e faire, nous renonçons à notre puissance d’agir dès lors que nous renonçons à faire émerger des formes plastiques. Faire émerger de la connaissance dans des formes et transmettre ces connaissances. Les seules personnes qui peuvent m’aider à redéfinir ma pratique ce sont les personnes vers qui se tourne ma pratique. Ici les étudiant·es chercheureuses.

2 – Admettre des affinités

Il n’est pas question de chouchou. Il n’est pas non plus question d’amitié. Il est question de
coalitions basées sur des affinités. Au final, ce que les activistes appelleraient des groupes
affinitaires. Je peux compter sur toi parce que. Tu peux compter sur moi parce que. Une capacité de faire ensemble émerge, et nous plaît. À un moment, en tant que prof, dans ces rencontres, je deviens capable de dire : “j’ai besoin de toi”. Les choses que les profs n’ont jamais le droit de dire aux étudiant·es : je n’y arrive pas, j’ai besoin de ton aide parce que tu y arrives mieux que moi. La première étape, déjouer un rapport de force. L’institution pédagogique admet l’existence d’affinités, quand, comme dans les écoles d’art, elle ne les encourage pas. Mais ces affinités-là restent pétries de tout un tas de systèmes de dominations, économiques, genrées, générationnelles, culturelles, symboliques. Déjouer ces rapport de force. Quand j’appelle Elizabeth pour lui proposer de venir avec moi, je ne lui fais pas une fleur académique, c’est elle qui m’accorde de venir combler ma méconnaissance de la jeunesse militante, de l’ethnographie des rassemblements et même de la capacité surnaturelle qu’ont les vingtenaires à sociabiliser dans les conditions les moins propices.

3 – Donner corps, donner de la voix

Je dois bien dire que c’est bizarre de camper avec une personne dont l’institution me charge d’une responsabilité pédagogique, puisque j’encadrais le travail d’Elizabeth jusqu’en 2020.
J’imagine bien qu’en anthropologie, ça doit être plutôt fréquent de monter une tente avec “ses” étudiant·es (il m’aura fallu un instant, pour réaliser enfin ce que contenait cette tournure, et une année pour la chasser tout à fait de ma bouche – qui m’en donnerait donc la propriété ?), pas en design. Rien que ça constituait pour moi une rupture. Une étrangeté. L’intimité curieuse du bivouac. Une situation d’égalité enfin : pas de passe-droit garanti par l’institution, pas de douche chaude pour le prof, pas d’immunité aux moustiques, à la dureté du sol.
On ressent rarement son corps quand on donne un séminaire. Cette question-là, de faire de la recherche avec son corps, me préoccupe depuis le premier RAID que j’ai fait pour la Cité du Design, en 2016. En tant que féministe, je vois bien à quel point ce type de recherche me localise et se localise. En tant que féministe, je vois bien à quel point mon corps de chercheureuse ne s’en sort que dans l’établissement d’une coalition de travail. Que je ne peux pas me mettre au travail sans m’allier avec un autre corps, un autre cerveau. Que la recherche est dialectique, au sens où elle est fécondée par le dialogue avec les pairs, en substance ici, Elizabeth, qui a mis son corps à l’épreuve aussi. Il a été question de manger, dormir, se laver, marcher, suer, nager. Cela fait partie intégrante de notre recherche.

Je ne peux pas prétendre que cette expérience a effacée les signes que la hiérarchie éducative a inscrit en Elizabeth et moi. Mais j’ai bon espoir qu’elle ait rééquilibré notre relation de travail, en nous mettant face à ce que pouvaient nos corps ensemble.

En conséquence, ce qui reste de l’expérience de nos corps, car cette recherche est une expérience corporelle bien plus que théorique – ce sont des conditions matérielles d’existence que nous nous proposions d’étudier, et comment le faire autrement qu’avec nos corps ? – nous avons choisi de le restituer d’une manière incorporable, incarnable. Non pas un article mais un script. Des voix, une multitudes de voix, tracts, brèves, divagations, hypothèses, slogans, SMS.
Contourner l’écriture scientifique pour retrouver le corps, nos corps, les corps croisés pendant notre semaine d’ethnographie.

4 – Passer

Le prototype proposé est une vidéo-performance qui active notre texte l’Amour et la Violence, tel que publié dans la revue Après La Révolution en 2021. Cette publication fait elle-même suite à la conférence éponyme donnée à Athènes en 2019, et qui témoignait de notre recherche [auto]ethnographique réalisée en août 2019 pendant le contre sommet du G7.

Cette recherche s’inscrit dans le cadre du laboratoire Design des Instances (Cité du Design) et coïncide avec une méthodologie d’ethnographie design dite RAID pour Recherche Action Immersion Design, c’est-à-dire une immersion totale, active, de court terme, visant à utiliser des outils de conception et de formalisation pour rendre compte d’un fait socio-technique particulier.

Cette version est une étape de travail ; la version définitive est encore à produire, ne serait-ce, au-delà des bugs techniques et des « savonnages », que parce que des questions esthétiques et conceptuelles sont encore sans réponse. Ce texte est-il théâtral ? Peut-il être interprété par d’autres que nous ? Comment ? Le choix présent d’utiliser les ressources esthétiques de la plateforme de visioconférence Zoom est un choix de raison : Elizabeth et moi résidons à plusieurs centaines de kilomètres de distance, mais aussi cette plateforme comme de nombreuses autres, est devenue un véritable auxiliaire pédagogique, dont il nous semble insuffisant de ne proposer qu’une critique, a fortiori théorique. J’ai été marqué·e durant ce long hiver pandémique par la série de conférences Backgrounds, de Laurie Anderson. Elizabeth enseigne à présent, et même si j’ai, depuis, quitté l’enseignement (j’apprends la boulangerie, car tel aura été une des autres conséquences de cette recherche immersive et de ma rencontre avec l’IBM), la visioconférence aura été un outil au centre de notre pratique pendant plus d’une année, avec les conséquences destructrices que l’on sait. Or, nous soutenons qu’il ne faut pas désespérer de l’enseignement, mais continuer, autant que possible, à déconstruire ses pratiques et ses outils, ses règles tacites et officielles, ses mécanismes d’assujettissement.