entretien avec Tarek Lakhrissi
Sophie Orlando
Sophie Orlando : Bonjour Tarek, on est le 27 mars 2023 dans un café appelé La fontaine dans le 10e arrondissement de Paris dans le cadre d’un entretien pour La Surface démange.
Est-ce que tu voudrais te présenter en tes propres termes ?
Tarek Lakhirssi : Je suis Tarek Lakhrissi, artiste et poète. Je vis à Aubervilliers.
S.O. : Est-ce que tu te souviens du premier moment pendant lequel tu développes une relation à l’art ?
T.L. : Je pense que cela a été par la télévision. J’ai toujours été face à la télévision quand j’étais petit, ce qui est un trait commun d’enfants de prolos. Je me souviens des vidéos clips. Comment le clip vidéo a toujours été un moment d’invention visuel, de transformation, d’imagination. J’ai été très vite en lien avec la musique et j’ai développé un profond lien pour des chanteurs, chanteuses de RnB, de hip hop. J’ai commencé à découvrir des mondes possibles vers une forme d’art visuel. Il y a notamment ce réalisateur Hype Williams des clips de Missy Elliott, Aaliyah et TLC. C’était la mode du rétrofuturisme dans les clips, et ça m’a profondément marqué. Il y avait des personnes racisées qui évoluaient dans des mondes fous et queers. Aaliyah, par exemple, portait des vestes en cuir sur des motos dans un monde alternatif avec des mauvais effets spéciaux. Et finalement j’associe tout ça aux séries qui me fascinaient à l’époque comme Buffy, Roswell ou encore Charmed. Côté littérature, j’ai grandi avec une toute petite bibliothèque familiale. J’avais les classiques dont Molière. Et un jour j’ai découvert L’âge de raison de Jean-Paul Sartre que j’ai lu à 16 ou 17 ans et ça a été vraiment un choc. J’avais pas forcément un très grand niveau à l’école, mais j’étais fasciné par la langue et cette filiation entre littérature et philosophie. Plus tard, j’ai lu son théâtre, avec notamment Huit clos. Il m’a amené ensuite guidé vers Jean Genet… L’art est venu un peu plus tard.
S.O. : Dans ton univers familial, est-ce qu’il y avait d’autres formes artistiques ou visuelles qui t’entouraient ?
T.L. : La musique populaire arabe notamment, j’ai grandi avec ça. Des hits des musiques pops importantes et classiques comme Oum Kalthoum, Cheb Hasni, Warda et Asmahan que j’entendais tout le temps. Cela a développé une mémoire vive de mon enfance et mon lien avec la musique. Sinon, l’art n’avait pas une très grande place. C’était un truc de bourgeois.
S.O. : Avais-tu une pratique corporelle ?
T.L. : J’ai pris longtemps des cours de dessin, à partir de mes huit ans, ensuite j’ai fait du basket. C’est au lycée que j’ai commencé à faire du théâtre par exemple.
S.O. : A quel moment tu te dis que tu pourrais avoir une pratique artistique ?
C’est une bonne question.
T.L. : A l’époque je voulais aller en arts appliqués mais des obstacles matériels m’en ont empêché. En arrivant au lycée du centre-ville, j’ai découvert un vrai écart entre moi et les autres. C’est là que j’ai découvert les premières violences raciales et de classe. Finalement, l’art s’est imposé à moi très tard. Je crois que je voulais toujours faire de l’art, mais beaucoup de forces extérieures m’en ont empêché. Je suis rentré dans l’art un peu par effraction — aussi parce que je n’y étais pas supposé y être invité — en faisant des expos ici et là. Je me suis rendu compte, après un voyage à Montréal, que non seulement, j’en étais capable, mais que j’allais y arriver quoiqu’il arrive. Cette insolence m’a donné une force.
S.O. : Pourquoi tu voulais faire des arts appliqués ?
On me disait que je dessinais bien. La suite logique était de continuer.
S.O. : Tu lisais quoi au lycée ?
A l’époque j’adorais des auteurs comme Milan Kundera, toujours entre philosophie et littérature, le théâtre classique, Racine, Phèdre. J’ai commencé à lire les premiers Duras. J’ai commencé étrangement par Le Ravissement de Lol V.Stein. Un livre extraordinaire. L’Odyssée d’Homère. Au bac on a eu trois livres extraordinaires : L’Odyssée d’Homère, Les Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos et Les Pensées de Pascal. Trois bijoux de la littérature française. J’ai aussi découvert, comme je le disais Jean Genet et ça a changé ma vie. Il y avait quelque chose de sombre, et aussi de libérateur chez lui.
S.O. : Tu te sentais bien dans ces cours de littérature avec ces contenus ? Est-ce qu’il y avait des endroits de valorisation dans ces endroits de lecture et d’écriture ?
T.L. : J’ai eu la même professeure de littérature pendant trois ans et c’est dans son cours que je sentais le plus que j’étais différent et que je venais d’une classe différente. Je voyais bien qu’on était en minorité en tant que personnes racisées dans ce lycée. J’avais plutôt envie de me donner encore plus, toujours dans cette manière d’être un « bon » et dans un désir d’assimilation. C’était aussi d’une grande naïveté. A l’issue de mes années lycée, j’ai décidé d’aller vivre à Paris.
S.O. : Est-ce que tu regardes à ce moment l’art contemporain ?
T.L. : J’avais un intérêt mais je n’avais pas le bagage culturel, artistique qui me permettait de vraiment m’y intéresser. A l’époque j’adorais surtout aller voir du théâtre et de la danse.
S.O. : Tu te souviens de choses qui t’ont plu ?
T.L. : Au théâtre, il y avait Tg STAN, Trisha Brown, Lucinda Childs, Bob Wilson, Gisèle Vienne. Ça a été très important dans mon arrivée à Paris, dans mon rapport au corps et à la performance et tout ce que le théâtre pouvait réunir. A ce moment, j’essayais de consommer tout ce que je pouvais, je lisais tout ce qui me passait sous la main, j’étais cloué à France Culture tous les matins et tous les soirs, je suivais la programmation du Théâtre de la ville… C’était un moment important. J’habitais seul et j’avais de nouvelles amitiés et des rencontres militantes qui sont arrivées en parallèle.
S.O. : Où est-ce que tu rencontres tes amix ?
T.L. : A la fac. Déjà au lycée, j’avais déjà des amixs proches qui s’intéressaient à des questions politiques. A la fac, j’ai rencontré des gens queers et racisés et on sortait ensemble dans des bars. Et j’ai commencé à travailler à la librairie Aux mots à la bouche où j’ai fait office pendant six ans. J’étais au cœur de la culture gay et queer où j’ai noué des amitiés intergénérationnelles qui se font plus rares aujourd’hui. Je pouvais enfin poser des questions notamment sur une mémoire militante, en savoir plus sur des narrations liées aux années sida, aux années Act-Up, au début des mouvements trans. J’ai commencé à rencontrer des personnalités plus ou moins connues qui ont forgé une identité et une histoire militante queer féministe à Paris et en France. C’était un véritable renversement, de passer d’une vie en province par procuration, à des rencontres avec des personnalités qui sont animées par un désir de changer les choses, qui racontent leurs vies comme des romans, les théorisent ou en font de l’art. Je me sentais faire partie de quelque chose.
S.O. : Tu travailles Aux mots à la bouche. C’est ce qui te permet de vivre et d’être à Paris ?
T.L. : Oui parce que j’étais en littérature et en théâtre et j’étais boursier. J’ai appris à être indépendant financièrement. J’ai commencé au fur et à mesure à investir l’espace et tenter de changer des choses : au niveau de l’indexation déjà, puis à partir de la programmation où j’ai commencé à prendre en charge des rencontres. Et comme j’étais assez libre, j’ai pu développer des évènements avec des personnes surtout minoritaires.
S.O. : C’étaient des auteurices ou aussi des personnes militantes ?
T.L. : Les deux, j’ai autant invité Léonora Milano qu’Abdellah Taïa, Tod Shepard, que Joao Gabriell. A la fin, ça a réuni énormément de gens et de nouvelles personnes, des personnes plus jeunes. C’est là d’ailleurs que j’ai rencontré la sociologue de la littérature Kaoutar Harchi. J’ai pu enregistrer quelques rencontres pour garder des archives.
S.O. : Comment tu t’étais constitué ce champ référentiel ? On est passé du moment où tu t’abreuves de culture bourgeoise à celui où tu organises des évènements à propos des cultures queers et racisées.
T.L. : Je suis partie un an pour partir un an à l’Université de Montréal. J’ai notamment rencontré, à McGill, Charmaine Nelson, une historienne de l’art noir au Canada. J’avais un projet de mémoire sur la performance et les affinités intersectionnelles. On est en 2014, je suis alors en 4e année. Je me souviens que mon prof de Paris III ne comprenait pas trop ce que je faisais, considérant un choix entre art et sociologie comme une forme de fantaisie. A Montréal, je découvrais Jack Halberstram, Stuart Hall, Sara Ahmed, José Esteban Munoz et je suivais des modules cours sur le cinéma, le genre et la sexualité, et des cours de création littéraire, de neuroscience. Ça a changé ma vie. J’étais en parallèle à Concordia, dans collectif EAHR ethnocultural art history research), une initiative étudiante à travailler sur des artistes racisé·es. J’allais partout, j’étais curieux. Et j’étais aussi dans des collectifs militants.
Je suis resté un an, et quand je suis revenu j’avais envie de partager le plus possible et de partager des choses que j’avais apprises dans un contexte de décloisonnement. C’est à ce moment-là que j’ai mis en place les cycles à la librairie. J’avais envie de faire communauté. Jusqu’à ce qu’on me remarque, notamment à l’époque, sur les réseaux sociaux, où je publiais mes opinons et des textes poétiques. On m’invite alors à la Baltic Triennale, sous la tutelle de Vincent Honoré…
S.O. : Histoire de commencer petit.
T.L. : …assisté, à l’époque, par Cédric Fauq. A chaque fois que je raconte ça, ça fait très conte de fées (rires).
S.O. : Je crois qu’il faut l’assumer (rires).
T.L : Il faut l’assumer oui. C’est le parcours que j’ai eu, et notamment d’où je viens et ce qui suppose de tout inventer quand on n’a rien, qui m’a permis d’avancer et me faire une place, sans avoir fait d’école d’art. J’avais mon parcours universitaire, une bonne capacité à m’exprimer à l’oral, une tête pleine d’ambition et de tricks. C’est aussi un moment où j’ai pris mes distances aussi avec les milieux militants et ce qui m’intéressait, c’était de réunir des personnes qui ne se connaissaient pas et de créer des connexions qui durent dans le temps.
S.O. : Est-ce que ce ne serait pas une manière de définir ta pédagogie ?
T.L. : (Pause réflexive) Absolument. J’aime ça.
S.O. : J’ai l’impression qu’il y a un lien entre cette soif d’apprentissage au Canada avec ses formes d’échanges multiples et puis ces évènements qui se transforment en déjeuners privés.
Est-ce que tu utilises le mot « pédagogie » ? J’imagine qu’avec un poste à la HEAD tu l’as utilisé… Ou bien pour toi il s’agit d’une forme artistique ?
T.L. : Je pense que c’est plutôt en lien avec la conversation et l’envie d’être ensemble. Olivier Marboeuf utilise souvent l’expression de ‘savoir parler avec ses propres mots’, une idée que j’aime beaucoup. A l’université, j’avais un cours sur Louis Aragon. Et j’étais tombé au cours de recherches sur le salon qu’il avait fondé juste sur l’idée de parler « les ricochets de la pensée ». Cela m’a toujours paru révolutionnaire de penser ensemble, des sortes de conspirations (pour faire un clin d’œil à Léa Rivière et notre duo de performance). Influencé aussi par Jean Genet, lors d’un exposé à son sujet, j’avais commencé à faire pleins de dessins au tableau…
S.O. : J’aimerais que tu détailles. Tu te souviens de la phrase ? C’étaient des mind maps ?
T.L. : C’était un cours sur les miracles. Il y avait Aragon, Eluard (Misérables miracles).
C’était tout un paragraphe sur Le Miracle de la rose de Genet avec une description d’un pied. Pour moi cette image résumait l’œuvre de Genet. A la fin du cours, la prof m’avait dit que j’avais une capacité à transmettre des choses. Pour revenir à Charmaine Nelson, sa présence dans ma vie a été très importante. Elle m’a fait prendre conscience que j’étais en mesure de faire des choses. Dans mon rapport à l’enseignement, je veux revenir à cette énergie de ne rien lâcher, faire ce qu’on a à faire, sans se saboter, accomplir son projet sans que personne ne t’arrête – même avec une forme d’insolence. C’est puissant. J’avais besoin de ça, de cette puissance.
S.O. : Est-ce que cela t’a permis de développer des formes artistiques plus libres ?
T.L : Oui, absolument. Cela m’a permis de faire ce que j’ai à faire sans me poser trop de questions.
S.O. : A quel moment tu proposes un travail dans lequel tu as le sentiment de te trouver, un sentiment de justesse ?
T.L. : Je crois qu’il y a deux moments. D’abord en 2019 mon exposition Cameleon club à la Galerie à Noisy-le-sec, notamment avec mon premier film de fiction Out of the Blue. J’étais vraiment dans un rapport très intuitif car je suis arrivé à un moment de transition, entre deux directions. J’avais un terrain libre, accompagné par la superbe équipe du centre d’art et la complicité de Thomas Conchou. Tout ce que j’ai réussi à mettre en place dans l’exposition, les discussions autours, la programmation où j’ai pu inviter Ghita Skali, Kaoutar Harchi, Karima El Karrhaze, Ndayé Kouagou ou encore Claire Finch. Ce sont des personnes importantes, qui sont des amixs avec lesquel·les j’ai envie de construire des choses. Le finissage était aussi un fort moment symbolique, le centre d’art était bondé. J’étais surpris de voir qu’il s’était passé quelque chose qui me dépassait. Ensuite en 2020, j’étais exposé au Palais de Tokyo où j’ai proposé une de mes premières installations monumentales Unfinished Sentence. Quand les trente lances étaient accrochées plongées dans une lumière mauve, j’étais super ému et je me suis dit que si j’arrivais à transmettre ce que je ressentais-là, alors j’étais vraiment heureux.
S.O. : Ce qui est assez mystérieux pour moi c’est la manière dont tu trouves tes formes. Tu parles d’intuition, j’entends cela, mais comme les formes sont très différentes…Je vois des gestes de dessin peut-être…
T.L. : C’est un peu mystérieux pour moi-même aussi. La pièce au Palais de Tokyo est très spirituelle pour moi, il y a l’univers surnaturel de Buffy contre les Vampires, l’auto-défense comme méthodologie intime et politique, et plus je prends de la distance plus je vois quelque chose de spirituel et magique. Hier je parlais à un astrologue qui connait cette pièce et il me disait combien mon thème astral correspondait à cette installation. Parfois je parle de visions, ce sont des mots, des phrases et c’est comme ça que des dessins ou des poésies commencent à se créer.
S.O. : Est-ce que tu as une pratique spirituelle spécifique ? Ou une pratique corporelle ou d’écoute ? Ça m’intéresse beaucoup.
T.L. : J’ai grandi dans un contexte musulman donc bien sûr la religion a constitué tout ce que je suis aujourd’hui. Et bien que ce ne soit pas tout à fait la même chose, le religieux peut aller avec le spirituel. Dans mon enfance être à l’écoute des forces extérieures et des signes, ça a beaucoup forgé mes choix, mes relations, la manière dont je sens les choses du monde. A Montréal, je me souviens rencontrer beaucoup de personnes attachées au spirituel, je pense notamment à Kai Cheng Thom ou encore Kama la Mackrel.
S.O. : Tu veux dire psychédélique ou relation avec la nature… ?
T.L. : Oui, par exemple, j’ai découvert des communautés queers nommés les Fairies, qui vivent dans la nature en autonomie.
S.O. : Est-ce que cela fait partie de tes politiques ? Celles de faire attention aux affects, aux sensibilités qui viennent redonner du sens à ce qu’on perçoit avec des savoirs qui ne sont pas nécessairement reconnus comme tels, notamment par l’université ?
T.L. : Bien sûr. C’est vraiment lié aux workshops et aux contextes pédagogiques. La manière dont tu disposes de ton énergie, ce que tu donnes, ce que tu reçois, de manière collective. Et bien sûr, il y a un désir de créer une communauté et se sentir ensemble, notamment à travers des expériences minoritaires. A la HEAD, j’ai enseigné deux ans dans le cadre du Master CCC (Critical Curatorial Cybermedia). Cette année j’ai fait des pédagogies sous d’autres formes et l’année prochaine je vais ailleurs. Et c’était passionnant d’être dans un contexte où les expériences politiques font parties du programme, tout ce que cela suppose comme challenge, rapport à l’institution, paradoxes, les autres types de responsabilités, et aussi les grandes joies transformatrices que cela a développé. J’ai beaucoup appris.
S.O. : Qu’est-ce que tu as enseigné ?
T.L. : Je faisais des workshops en relation à la pratique des étudiantx. En général je partageais des lectures, des expériences pendant des expositions, mon rapport complexe à des institutions… D’autres fois, j’organisais un programme d’ateliers d’écritures expérimentales. Et les textes devenaient des performances, des œuvres d’art puis une exposition. Parfois on allait voir une exposition à Zurich ou à Bâle. Il y avait aussi toute la préparation aux jurys et des conversations autour de travaux personnels. Je sentais aussi que ma position d’artiste « jeune » me permettait de développer un autre type de complicité avec les étudiantx.
S.O. : Tu étais l’allié ?
T.L. : Oui, ou médiateur parfois.
S.O. : Est-ce que tu peux parler du conflit ou pas du tout ?
T.L. : Il y avait à la fois une grande complicité dans l’équipe pédagogique, comme également des différences de positionnement quant à la pédagogie, et spécifiquement la difficulté d’enseigner dans un contexte pandémique. Cela représentait un vrai challenge, et on avait des manières différentes de les gérer. Mais pour moi, la priorité c’était surtout les étudiantx.
S.O. : Et maintenant que cette expérience est close, qu’as-tu envie de faire ?
T.L. : J’ai envie de continuer à garder cette forme de complicité, qui est un outil pédagogique. J’ai envie de mieux préparer les personnes minoritaires, queer, racisées, trans, à ce qui les attend notamment dans le contexte de l’art contemporain. Avoir des conversations honnêtes sur la tokenisation, la récupération, sur les violences systémiques, le racisme, dire que cela existe en école d’art et que ça existera aussi après, ailleurs. Et qu’il faut développer des stratégies concrètes. A la HEAD j’étais en Master avec des personnes qui savaient déjà ce qu’elles voulaient, c’était plus exigeant comme conversations. Je suis curieux de continuer ces réflexions, peut-être avec des premiers cycles en leur demandant « Qu’est-ce que tu attends d’une école d’art ? ». Aussi parce que mon parcours autodidacte me permet d’avoir une distance quant à cet espace étrange.
S.O. : Quand as-tu commencé à fréquenter l’école d’art ?
T.L. : Pendant que je commençais à la HEAD j’ai commencé à être invité à des jurys ou à intervenir à Cergy, Annecy, aux Arts-Déco de Paris, aux Beaux-Arts de Paris et quelques autres écoles. Je suis aussi intervenu dans des écoles à Londres, par exemple, et j’ai vu le fossé.
S.O. : Qu’est-ce que tu acceptes d’en dire ?
T.L. : Le contexte français actuel — de ce que j’en vois — est régi par la surveillance, la censure et l’auto-censure, c’est hyper angoissant pour l’avenir des écoles et pour les étudiantx qui y sont en ce moment. C’est un contexte violent et il y a un enjeu à réformer les écoles, à les changer, déjà en engageant des profils minoritaires, des profils qui ressemblent à la complexité du monde d’aujourd’hui. J’y vois beaucoup de problèmes liés à la société actuelle française, qui a du mal à accepter la complexité d’existences minoritaires et à laisser la place à d’autres voix. Les choses changent doucement mais je sens qu’il y a un plafond de verre.
S.O. : Tu as vu tout cela dans les jurys ? C’est intéressant d’avoir ce point de vue très précis sans être titulaires ! Je suis d’accord avec beaucoup de choses et je me demande comment tu as fait pour identifier cela si vite.
T.L. : Je garde aussi l’oreille tendue et on discute entres nous. Et ça pose aussi des questions sur ce qui devrait peut-être exister en dehors de ces institutions, au lieu de vouloir toujours les transformer — ce qui était un peu ma préoccupation naïve il y a quelques années. Ce que j’essaie de mettre en place avec mes anciennx étudiantxs (mais aussi avec des jeunes artistes avec qui je suis en contact) et de leur dire : « je vais vous dire ce que je sais, ce que j’ai vécu, on est là pour partager des expériences, donnons-nous de la force, des stratégies pour comprendre, je suis dans les parages et tout va bien se passer (rires) ».
S.O. : On revient sur le lien entre l’histoire personnelle et la pédagogie qui se rencontrent pour amener à réfléchir aux manières d’agir avec précision. Et dans le même temps, il y a un besoin de réserve ou de distance parce qu’il y a parfois trop d’intensité d’émotions. C’est cet endroit dont il s’agit.
T.L. : L’émotion est nécessaire pour débloquer la parole. Parfois on a besoin d’entendre un récit allié pour ouvrir un terrain d’échange. Et moi je suis garant alors de la justesse qui n’irait pas vers l’auto-victimisation mais vers la réalité sociale dans laquelle on s’inscrit, avec des outils. C’est pour ça que j’aime le mot « stratégie », parce que c’est un mot de guerre, c’est un mot militaire et pragmatique qui évite de désespérer je dirais. Oui, mais on peut aussi changer les choses. Il y a également une grande importance à parfois savoir négocier ou refuser, notamment dans ces espaces institutionnels.
S.O. : Comment tu relies dans tes cours justement les artistes qui t’intéressent, l’histoire personnelle partagée et l’histoire de la pensée ? Dans ton travail la citation est très présente, l’hommage même. Ton rapport aux savoirs des personnes racisées, intellectuelles, militantes, des pensées émancipatrices des gauches anglosaxonnes y est très présente. Est-ce que tu proposes cet assemblage aussi dans tes cours ?
T.L. : Absolument. Je propose cet assemblage dans les workshops ou dans les cours, et j’associais au début des cours théoriques sur Esteban Muñoz, Monique Wittig, Kaoutar Harchi, Maboula Soumahoro, Louisa Yousfi notamment (personnes localisées en France), pour revenir à des préoccupations locales. On a longtemps parlé de Fanon et des cultural studies et ce sont des figures historiques. Je trouve passionnant le grand changement en France depuis quelques années. Le but est aussi de ne pas s’intéresser à des figures anglo-saxonnes comme hooks et Lorde parce qu’il il y aussi Elsa Dorlin ou Olivier Marboeuf. Il y a des choses qui se passent qui sont passionnantes. Et on a besoin de créer des outils locaux, qui prennent en compte la complexité de notre contexte. Mon travail était aussi une manière de relier mon activité de libraire à mes débuts pédagogiques avec ces choix de textes et de récits pour échanger librement. Revenir donc à des récits en lien avec des expériences ou de l’art. J’aime parler du travail de mes pairs comme Ghita Skali, Ndayé Kouagou, Léa Rivière, Claire Finch ou encore Josèfa Ntjam, donc c’est important de parler du contemporain. A la HEAD, j’ai pu inviter lors de session de jurys des personnes inspirantes comme Mawena Yehouessi, Leuli Eshragi, Cedric Fauq, Yasmina Reggad, des personnes principalement racisées. Cela permet de faire intervenir et faire communautés avec des personnes qui me nourrissent depuis des années.
S.O. : As-tu le temps pour une dernière question ? J’aimerais que tu me parles de ta relation avec la langue. C’est une passion dans l’oralité, mais aussi dans différentes langues, et quand tu parles, pas seulement une histoire de rencontre avec l’histoire de la pensée.
T.L. : Il y a la langue anglaise, française mais aussi la langue arabe, j’aime aussi parler de langue slang, la langue qui vient des tréfonds de la banlieue — qui est pour moi une langue officielle. J’ai d’abord grandi avec la langue arabe et slang. Et comme je voulais faire partie du monde, j’ai très vite développé une obsession avec le bon français et ensuite l’anglais pour faire partie du monde. Quand je suis arrivé à Paris, je suis aussi très vite allé à Londres puis au Canada et aux Etats-Unis. C’était aussi une revanche sur ma classe sociale et ce qu’on attendait de moi avec mon « mauvais » français et mon arabe cassé, l’anglais a été une porte de sortie sur des choses qui me réduisaient. L’anglais me permettait alors d’accéder à une partie de la culture qui contribuerait à complexifier mes outils théoriques. C’était émancipateur. Par exemple si j’avais attendu la traduction de Disidentification de José Esteban Muñoz (qui n’a toujours pas été traduit à ce jour), je n’aurais pas été la même personne. Quand tu touches à cela, tu te dis que tu ne peux pas te contenter du peu de traductions en français de textes théoriques qui existent (à l’époque). Aujourd’hui, ça change. Maintenant mon rapport à la langue est complexe, et je trouve que dans l’accent, par exemple, il y a une forme de revanche sur « la bonne manière de parler », l’accent permet de détruire tout un ordre.
S.O. : Il y a aussi Out of the Blue, dans lequel l’accent joue un rôle politique. Comment la langue avec accent dit aussi une richesse de parcours et devient héroïque.
T.L. : Dans le film, cet accent a été une évidence pour garder une vulnérabilité et casser quelque chose par la langue, tout comme l’interprétation assez magnétique de Sorour Darabi. Le film n’est pas joué de manière professionnelle et lisse, il y a des éléments fragiles de manière volontaire. C’est une manière de signifier une attaque directe à la « bonne manière » de parler, comme pour détruire des formes de rapports de pouvoir.
S.O. : Je te remercie infiniment Tarek pour cet entretien !
T.L. : Merci à toi !